75. TULIPE NOIRE
Le couple en toges couleur de ténèbres nous guide vers une vallée creusée dans la roche. Au bas de la cuvette se trouve un moulin hollandais au milieu d’un champ de tulipes noires. Une cheminée fume et des corbeaux sont posés sur les arbres sans feuilles des alentours.
Mata Hari m’avait parlé de son enfance en Hollande, dans sa bourgade natale de Leeuwarden, parmi les tulipes, les polders et les moulins à vent.
— Elle a recréé son décor personnel, signale Perséphone, pour vivre son expérience.
J’éprouve un mauvais pressentiment.
Je passe le seuil du moulin, dont les ailes grincent au-dessus de nous malgré l’absence de vent. À l’intérieur, c’est le règne des toiles d’araignées et de la poussière.
Au mur je reconnais des portraits me représentant, des sculptures me représentant, des photos de moi. Sur la table, des assiettes sales où moisissent des morceaux de gouda.
Hadès, qui m’a rejoint, pose la main sur mon épaule et esquisse un sourire compatissant qui semble sincère.
— Elle vous aime beaucoup et elle a choisi pour se faire souffrir de vivre avec votre image.
— Où est-elle ?
— Dans la pièce d’à côté. Elle dort, mais je vais la réveiller et elle viendra. Elle prendra ce foulard et vous la guiderez hors de mon monde. Mais bien sûr la problématique est la même que pour Orphée. Si vous vous retournez, ou si vous essayez de lui parler vous la perdrez définitivement. Et si vous la guidez jusqu’à l’extérieur, vous serez tous les deux à nouveau ensemble.
— Je ne me retournerai pas, je ne parlerai pas, annonçai-je avec détermination.
Je pense aussi à Delphine. J’ai le sentiment, comme un marin qui a une femme dans chaque port, d’entretenir un amour dans chaque dimension. Et ces amours ne s’excluent pas mutuellement.
J’aime Delphine. J’aime Mata Hari. D’une certaine manière j’aime Aphrodite. Comme j’ai jadis aimé Amandine et Rose quand j’étais mortel. Toutes ont été des initiatrices. Mais je n’avais pas qu’une seule leçon à recevoir.
Ici et Maintenant j’ai vraiment envie de sauver Mata Hari et j’adore Delphine.
J’avance.
Hadès se tourne vers Perséphone.
— L’Enfer, ce sont leurs désirs, murmure-t-il. Ils sont tellement… dérisoires.
Je fais mine de n’avoir rien entendu.
Alors je me place face à la porte et Hadès dépose un foulard dans ma main.
— Quand vous sentirez que quelqu’un s’accroche à ce foulard vous avancerez. Il vous faudra continuer tout droit dans cette direction.
Il me désigne un couloir vert aux murs d’émeraude.
— Au bout se trouve la sortie qui mène vers le sommet de la Montagne. Je pars avec vos amis vous attendre là-bas.
Je serre le foulard dans ma main droite.
J’ai le sentiment confus d’être dans ces tours de magie où jaillira une surprise finale que personne n’attend. Je n’aime pas ça.
Mon envie de retrouver Mata Hari est néanmoins plus forte que mon appréhension des mauvaises farces que peut réserver le Diable en personne. Je reste longtemps à attendre avec le foulard dans mon dos.
Soudain je sens une présence qui approche à petits pas. Une main saisit le foulard.
J’ai envie de parler, mais je me retiens, juste quelques minutes à tenir et je retrouverai Mata Hari.
J’imagine déjà que lorsqu’elle verra Aphrodite elle sera jalouse, mais dans mon esprit, c’est clair, je reviendrai avec la plus importante des deux à mes yeux. Dans cette dimension du moins.
Mata.
Je commence à marcher, le cœur battant la chamade.
Derrière, les petits pas suivent.
Je m’engage dans le long tunnel d’émeraude dont la sortie brille comme un phare.
Quelle chance qu’elle soit ici plutôt que métamorphosée en muse muette (comme Marilyn Monroe) ou en sirène (comme le père de Raoul). Surtout ne pas céder à la curiosité comme Orphée. Au moins que son échec me serve de leçon.
Nous avançons et mon cœur accélère encore.
La présence derrière moi avance au rythme de mes pas.
Je me dis que si elle est ici, c’est quand même qu’elle a voulu se punir de quelque chose… mais de quoi ? Mata Hari a été une victime. Elle n’a jamais fait de mal à qui que ce soit.
Nous marchons mais c’est alors que se produit un phénomène étrange. Les pas dans mon dos ralentissent et le foulard est tenu plus bas.
Je continue de marcher. Plus qu’une centaine de mètres avant la sortie.
Le foulard continue progressivement de descendre alors que les pas se font plus… petits et nombreux.
Que se passe-t-il ?
Elle doit se baisser.
J’ai tellement envie de parler.
Les pas deviennent minuscules et plus lents, cependant que le foulard descend encore.
Au bout d’un moment le foulard est tiré vers le sol et les pas s’immobilisent.
Est-elle épuisée ?
J’ai envie de parler.
Mata ! Relève-toi, nous sommes bientôt arrivés !
Je me mords la langue pour ne pas ouvrir la bouche et je me bloque le cou pour résister à l’envie de me retourner afin de comprendre.
Bientôt j’entends derrière moi un sanglot mais qui ne ressemble pas à la voix de Mata Hari.
Ce n’est pas Mata Hari qui me suit.
Alors, n’y tenant plus, je me retourne.